Prix intramuros 2006

Ecrire nous réserve parfois des surprises, comme cette visite à la prison Rochefort dans le cadre de la sélection de La Baba-Yaga au prix intramuros 2006.

« Comme des animaux »


Ca y est. J’y suis. A Cognac. Pour mon premier roman.
Et je suis sélectionnée pour le prix intramuros. Surprise que ce prix intramuros. Démarche étonnante qui m’apparaît, à première vue, paradoxale : Composer un jury de détenus pour départager six polars, c’est un peu comme demander aux alcooliques anonymes de classer des crus de Bordeaux…
Bernard, tendu, nous briefe. Demain, par équipe de deux écrivains, nous devons rencontrer les détenus dans les prisons des environs. J’apprends que Moussa est mon binôme. Je suis ravie de passer une journée avec cet intellectuel malien dont j’ai lu le roman policier qui se déroule en pays Dogon, entre traditions et modernité.

*

Notre deuxième rendez-vous est la maison d’arrêt de Rochefort. Grand soleil sur cette petite ville de garnison. Je songe aux « Demoiselles », à cette chanson joyeuse que j’aimais fredonner, petite fille, avec ma sœur cadette.
Nous tournons en rond. Bien qu’elle soit en pleine ville, personne, ici, ne connaît la prison. Notre chauffeur a peur d’être en retard. Enfin la voilà, bâtiment anonyme en vieilles pierres. Des femmes attendent dans la petite cour, derrière la première grille.

Le portique sonne. Je me retrouve en chaussettes et sans ceinture. J’enferme mon sac à main dans un casier. Le prof, boule de billard élégante, nous accueille. Il nous offre un café, dit qu’il faut toujours saluer les gardiens, qu’ils sont avides de reconnaissance. Il porte à la ceinture un gros trousseau de clefs. Ici, tout le monde porte à la ceinture un trousseau de clefs. J’imagine que lorsqu’on rentre chez soi, le soir, le cliquetis familier vous manque.

Un large couloir. Deux grilles imposantes. Les murs sont jaune poussin. Ca sent la peinture fraîche.
Nous pénétrons dans la salle de classe. Beaucoup d’étagères garnies de livres, des tables en cercle. Un tableau noir couvert d’équations.
Les détenus arrivent au compte-gouttes. Libres derrière les barreaux. Bernard nous avait prévenus : pas de matons pendant les discussions. Ca m’avait un peu inquiété, cependant, entre ces murs couverts de livres, parmi ces criminels, j’ai une singulière sensation de sécurité.
Nous prenons place autour des tables. Les prisonniers nous observent avec une curiosité bienveillante. Ils semblent heureux de notre visite. Ils sont cinq. 4 Blancs, 1 Noir.
D’emblée, ils annoncent qu’ils ont aimé mon livre. Ils ont admirablement bien cerné la psychologie des personnages. Je m’étonne toujours que les hommes aiment mon roman dont le héros masculin, un macho égoïste, pas vraiment sympathique, est malmené tout au long de l’histoire. « C’est parce qu’il nous ressemble » avoue Marc. Denis aussi a aimé ce héros imparfait « qui se trompe tout le temps ».
Eux qui, souvent, sont tombés pour deal, apprécient qu’on y dénonce un trafic de bébés orchestré par des notables corrompus. Marc déclare que c’est difficile de lire en préventive. A cause des soucis. Des images dans la tête. Je ressens une étrange communauté d’esprit avec cet homme qui m’est si étranger. Combien de fois me suis-je surprise à relire la même page, sans la comprendre, parce que j’étais préoccupée ?
Nous parlons du roman de Moussa. A l’initiative du jeune Ivoirien, la conversation roule sur le racisme. Le prof objecte que le racisme est dans les deux sens. Moussa, qui habite Limoges, explique qu’il y a des racistes en France mais que la France n’est pas un pays raciste. Loko campe sur ses positions, pour lui, les français sont racistes. « Loko, il faut enlever ça de ta tête, martèle le prof avec des accents sincères. Ca ne te mènera nulle part.». Finalement, nous nous accordons tous sur le fait que le racisme est le fruit de l’ignorance et de la peur de la différence.

Ils nous interrogent sur le métier d’écrivain. Nous leur confions la solitude, l’angoisse de la page blanche.
L’ambiance est détendue, cordiale. Je suis loin de surveiller la moindre de mes paroles comme je m’étais promis de le faire, pour ne pas les blesser, ou les provoquer. Nous pourrions être dans n’importe quelle bibliothèque de France. Par moments, pourtant, des fêlures dans la voix de Denis nous rappellent où nous sommes, et avec qui nous sommes.

Ce qui frappe chez ces hommes, c’est leur banalité –une banalité dérangeante, effrayante, qui fait s’interroger : pourquoi eux ? Pourquoi pas moi ? Qu’est-ce qui les a faits basculer du mauvais côté ?- , et leur résignation. Seul, le plus jeune s’indigne qu’on lui ait retiré le droit de vote pour 5 ans, confesse cultiver toujours le goût de l’argent qui donne le pouvoir.

Voilà, c’est terminé. Les détenus sortent de la salle. Le prof ouvre une grille devant un escalier étroit. Ils s’y engouffrent un par un, docilement. Pas de révolte en eux. Je les regardent disparaître dans l’obscurité, le cœur vaguement serré, comme lorsqu’on raccompagne des amis à la porte de leur immeuble après une bonne soirée.
Je suis soulagée que tout ce soit si bien passé.
Le prof referme la grille. Dehors, on peut dormir sur ses deux oreilles. Cliquetis de serrure. Bonne conscience verrouillée.
Pas de révolte en moi. Tout ça me semble tellement normal.

Je me retourne vers mon compagnon et la phrase de Moussa me fait l’effet d’une gifle. « Regarde, lâche-t-il tristement, on les enferme. Comme des animaux ».